24

 

Ils repartirent à l’aube, alors que le soleil pointait à peine.

Camille et Salim avaient partagé la chambre de Duom Nil’ Erg. Il avait ronflé toute la nuit et, si cela avait fait rire Camille et Salim, ils n’en avaient pas moins dormi profondément.

Ils voyagèrent d’une traite jusqu’à la pause de midi, traversant trois villages et un bourg un peu plus étendu, puis ils quittèrent le plateau et la végétation redevint plus verte, plus haute.

Camille était assise à côté de l’analyste et ils débattaient à mi-voix.

— Il existe autant d’arts du Dessin qu’il existe de dessinateurs, lui expliquait-il. Cela complique sérieusement les choses quand on veut enseigner à une novice comment s’y prendre…

À l’arrière du chariot, Salim soupira. Son rôle dans l’aventure commençait à lui paraître bien secondaire. Il n’osait pas s’avouer ouvertement qu’il était jaloux de la prestance des autres membres de la troupe, mais il entrait un peu de ce sentiment dans sa morosité. Impossible par contre d’envier Camille. Salim était convaincu qu’elle était exceptionnelle. Il trouvait donc logique qu’on lui porte une attention particulière. Bjorn avait juré de la défendre, maître Duom passait son temps à parler avec elle, jusqu’à Edwin qui ne la quittait jamais vraiment des yeux. Tout cela était normal, sauf que, Camille étant préoccupée par ce qu’elle découvrait depuis trois jours, il finissait par se trouver un peu seul.

Bjorn dut s’apercevoir que le garçon broyait du noir. Il talonna son cheval et s’approcha.

— Monte, jeune homme !

Le chevalier avait allégé son armure dont le plastron et le heaume étaient maintenant rangés dans le chariot. Il avait passé une cotte de mailles sur une tunique matelassée et ses cheveux, qu’il portait assez longs, flottaient sur ses épaules.

— Que je monte où ? s’étonna Salim en regardant autour de lui.

— Ici, benêt, se moqua Bjorn en désignant sa selle, pas dans un arbre.

— Je peux ?

— Puisque je te le propose !

Salim poussa un cri de joie. Sans plus attendre, il bondit sur le chevalier. Bjorn, surpris, faillit être désarçonné, mais réussit, in extremis, à retrouver son équilibre tout en retenant Salim.

Le cheval, rompu aux exercices guerriers, n’avait pas bronché.

— Je me demande, grommela Bjorn, si je n’ai pas fait une bêtise en te proposant ça.

Salim lui lança un regard si faussement désolé que le chevalier éclata de rire.

— Eh bien, continua-t-il, on va faire en sorte que tu ne sois pas venu pour rien.

Il éperonna son cheval qui bondit. Salim poussa un cri, mais déjà l’animal atteignait sa pleine vitesse. En quelques secondes, ils furent loin. Bjorn fit décrire à sa monture un grand cercle autour d’un bosquet de frênes avant de revenir vers la troupe. Salim riait aux éclats, d’un rire extatique. Bjorn amena son coursier contre le chariot et le garçon bondit à l’intérieur.

— Plus tard, je serai chevalier, affirma-t-il à Camille.

— J’espère que nous ne croiserons pas un cosmonaute ou un chasseur de méduses, se contenta-t-elle de répondre en souriant.

 

 

En milieu d’après-midi, la contrée devint plus sauvage. Aucun village, aucune ferme, même fortifiée, ne se dressait plus à l’horizon. Ils croisèrent par contre de nombreux animaux et Edwin donna une nouvelle preuve de son talent en abattant à plus de cent mètres, d’une seule flèche, un oiseau semblable à une autruche naine que maître Duom appela coureur. Salim profita de l’occasion pour raconter à Bjorn, qui était devenu son grand ami, l’histoire de sa tresse coupée par un tir d’Edwin quand il les avait sauvés des marcheurs.

La nuit était presque là lorsque, près d’un bois, ils découvrirent un petit feu qui brûlait sans fumée et un cheval attaché à un arbre proche.

Aucun être humain n’était visible.

Duom arrêta l’attelage. Edwin mit pied à terre et s’approcha du feu, la main sur la poignée de son sabre, tous les sens en alerte.

— Vous ne risquez rien.

La voix avait retenti, claire, à l’orée du bois. Edwin pivota souplement. Sa lame sortit du fourreau avec un chuintement menaçant et il se mit en garde.

Une silhouette s’approcha, les mains en évidence. Camille reconnut la jeune femme de la veille.

— Que faites-vous ici ? l’interpella Edwin en rengainant son sabre.

— Je pourrais vous retourner la question, mais comme je suis polie et que j’ai des principes, je préfère vous proposer d’utiliser mon feu pour votre repas.

La réponse avait été proférée d’une voix calme, légèrement teintée de moquerie. Camille décida que cette jeune femme lui plaisait.

Edwin dut juger qu’elle n’était pas dangereuse, car il se reprit :

— Je suis désolé de vous avoir paru discourtois. Nous acceptons votre offre si vous acceptez de partager notre nourriture.

— Volontiers, acquiesça la jeune femme, votre compagnie sera la bienvenue. J’aime voyager seule, mais il faut avouer que je m’ennuie parfois un peu.

Sur un signe de tête d’Edwin, Hans et Maniel descendirent à leur tour de cheval et entreprirent de dresser le camp, aidés par Bjorn, pendant que Duom s’approchait de la jeune femme.

— Enchanté, dit le vieil analyste d’un ton cérémonieux, je m’appelle Duom Nil’ Erg.

— Enchantée également, si le mot convient, je suis Ellana Caldin.

L’analyste s’apprêtait à présenter ses compagnons quand le maître d’armes lui vola la parole.

— Je m’appelle Edwin et voici Camille et Salim.

La jeune femme regarda les deux adolescents avec un brin de surprise.

— Vous n’avez pas peur, s’étonna-t-elle, de voyager si loin par les temps qui courent ?

— Je pourrais vous retourner la question, rétorqua Camille, mais comme je suis discrète et que j’ai des principes, je préfère vous demander si vous aimez la viande de coureur cuite à point.

Ellana sourit, laissant entrevoir des dents éclatantes.

— Voilà longtemps que je ne m’étais fait moucher d’aussi belle façon, approuva-t-elle.

Peu de temps après, ils se retrouvèrent assis autour du feu, mordant à pleines dents dans une viande grillée et juteuse. Maniel avait pris le premier tour de garde et, sa lance à la main, se tenait à l’écart de la lumière dispensée par les flammes.

Ellana se montra une convive loquace et amusante. Elle connaissait des dizaines d’histoires et possédait un véritable don de conteuse. Lorsqu’elle en eut relaté trois d’affilée, elle se tourna vers Camille.

— Et toi, jeune fille, qui as la langue si bien pendue, ne nous raconteras-tu pas quelque chose ?

Camille capta le regard inquiet d’Edwin. Elle le rassura d’un sourire.

— J’ai peur de ne pas être très douée pour les récits. Mais mon ami Salim saura sans doute vous distraire et peut-être même vous impressionner.

Tous se tournèrent vers Salim qui ne se fit pas prier davantage pour se lever. Il plongea la main dans sa poche et en sortit ses balles colorées. Il commença à jongler en s’excusant.

— Je suis un peu rouillé, ne vous moquez pas.

Les balles virevoltèrent de plus en plus vite et Camille rit de joie : Salim se surpassait. Il acheva son numéro sous les applaudissements.

Camille remarqua le regard brillant qu’Ellana portait sur son ami.

— Je suis sûre que tu peux nous offrir quelques acrobaties, lança la jeune femme.

Salim s’exécuta.

Il fit le tour du camp en marchant sur les mains et réussit à ramasser une de ses balles avec les pieds. Puis il se redressa et, après une brève course d’élan, effectua un magnifique saut périlleux.

Ellana le félicita.

— Bravo Salim, tu disposes de belles capacités. J’espère qu’on te donnera l’occasion de les exploiter.

Le garçon s’assit sous les remarques élogieuses de Bjorn et d’Edwin. Camille le savait ému et elle était heureuse pour lui.

Bientôt Edwin indiqua qu’il était temps de se coucher. Hans prit son tour de garde.

— Réveille-moi dans deux heures, lui ordonna le maître d’armes.

Le soldat hocha la tête. Il se posta près d’un gros arbre, à une vingtaine de mètres du campement.

La nuit promettait une nouvelle fois d’être fraîche et Camille fut heureuse de s’envelopper dans son poncho. Le feu baissa progressivement jusqu’à n’être plus que braises. Bientôt, seule la lueur des étoiles éclaira le camp. Il n’y avait aucun bruit.

Camille ferma les yeux et s’enfonça lentement dans le sommeil.

 

 

Elle rêvait.

Elle était en cours de français, assise au fond de la classe, seule face à Mlle Nicolas qui lisait un texte dont elle ne comprenait pas le moindre mot et s’arrêtait parfois pour lui poser des questions auxquelles elle ne savait pas répondre. Alors que son professeur avait toujours fait preuve d’un caractère enjoué, son visage se contorsionna tout à coup dans un accès de rage. Ses traits se brouillèrent, se déformèrent jusqu’à devenir méconnaissables. Ce n’était plus Mlle Nicolas qui se tenait devant elle, mais un homme vêtu de noir. Ses iris semblaient briller d’une lumière maléfique et un rictus déformait sa bouche.

Un flot d’angoisse envahit Camille. L’inconnu gagna en netteté. Il était environné de ténèbres et son attention entière était focalisée sur elle.

Elle se savait à la frontière du monde réel et de celui des rêves, pourtant le regard de l’homme l’empêchait de se réveiller complètement. Elle se débattit un moment contre son cauchemar puis, dans un immense effort de volonté, le fit voler en éclats.

Elle ouvrit les yeux. Elle ne rêvait plus, mais l’homme était toujours là, son visage se découpant sur le ciel étoilé juste au-dessus d’elle. La lame d’un poignard brilla une fraction de seconde avant de descendre doucement vers sa gorge.

Camille ne pouvait pas bouger, ne réussissait pas à crier. Pétrifié, son corps refusait de lui obéir comme s’il avait été drogué. Ses efforts tirèrent à son agresseur un sourire cruel.

La lame touchait le cou de Camille lorsqu’un pied nu percuta le visage de l’homme. Surpris, il esquiva cependant le plus gros de l’impact et se redressa d’un mouvement souple presque reptilien.

Camille sentit un liquide chaud couler le long de sa gorge. Encore étonnée d’être en vie, elle leva les yeux.

Ellana se tenait à côté d’elle, les genoux fléchis, les mains en position de combat. Elle bondit, ses pieds et ses mains, véritables armes vivantes, tourbillonnant devant elle. L’homme en noir reçut un coup à l’estomac, un autre au coin de la bouche. À cet instant, Camille put bouger et le camp sortit de sa torpeur. Edwin se leva, le sabre à la main.

L’inconnu prit conscience que son plan, basé sur la surprise, avait échoué. Il passa à l’attaque. Ellana fut immédiatement submergée. Le poignard de son adversaire lui entailla le bras, la ralentissant assez pour qu’il tire le sabre qu’il portait dans le dos. Elle voulut reculer. Trop tard !

L’acier étincela sous les étoiles et elle se plia en deux. Le sabre remonta pour le coup de grâce, mais Edwin était là. Sa lame bloqua celle de l’homme qui fit un pas en arrière.

— Lumière ! cria Edwin.

Camille perçut le dessin confus que maître Duom, à moitié réveillé, essayait de créer. Elle se jeta dans l’Imagination.

Elle ne s’embarrassa pas de détails. Pas de flammes, pas de soleil, rien qu’une lumière vive qui jaillit de partout à la fois, éclairant la scène comme en plein jour.

L’homme était vêtu d’une souple armure de cuir noir parfaitement ajustée. Son sabre d’une main, son poignard de l’autre, il combattait avec un extraordinaire brio. Edwin, torse nu, tenait son arme à deux mains, parant les coups de plus en plus violents assénés par son adversaire.

Bjorn finit par accourir, son énorme hache de guerre à bout de bras. Il resta en périphérie de l’affrontement, cherchant vainement une ouverture.

Duom, lui, se précipita vers Camille. Elle le sentit placer une compresse contre son cou, mais ne lui accorda aucune attention, les yeux rivés sur le combat.

Les sabres se mouvaient si rapidement qu’il était impossible de les suivre des yeux. Les deux hommes alternaient attaques et parades à une vitesse hallucinante.

Camille commença peu à peu à deviner une logique dans le duel. Les mouvements d’Edwin, toujours plus fluides, devinrent implacables. Elle comprit que le maître d’armes, qui avait jusque-là jaugé son adversaire, se déplaçant pour se trouver toujours entre sa cible et lui, accentuait sa pression. L’homme en noir céda du terrain, ses mouvements faiblirent. La première blessure qu’il reçut fit voler son poignard au loin, la deuxième lui lacéra la cuisse.

Voyant enfin une brèche, Bjorn s’élança, mais déjà le sabre d’Edwin achevait son œuvre de mort. Pendant une infime seconde, l’inconnu baissa sa garde. Sa gorge s’ouvrit et un flot de sang jaillit.

Camille détourna les yeux. L’homme en noir s’affaissa lourdement à terre et ne bougea plus.

Lorsque Camille voulut se précipiter vers Ellana, maître Duom la retint avec une vigueur qu’elle ne lui soupçonnait pas.

— Attends ! lui ordonna-t-il.

— Elle est vivante ! cria Bjorn qui s’était penché sur la jeune femme toujours étendue au sol.

Camille sentit un étau se desserrer dans sa poitrine. Ils avaient frôlé la catastrophe…

Ce fut Salim qui découvrit le corps de Hans. Il était allongé sans vie près de l’arbre où il avait monté la garde, là où l’assassin l’avait surpris.

Maniel accourut. Il se tint une minute prostré près du corps de son ami. Un sanglot rauque lui échappa enfin.

Salim vacilla. Il lui sembla soudain vieillir de dix ans et découvrir des choses qu’il aurait toujours voulu ignorer. Une part de son enfance venait de mourir avec Hans.

Maître Duom raviva le feu et la clarté surnaturelle qu’avait dessinée Camille s’éteignit. Edwin défit délicatement les vêtements d’Ellana. Il poussa un sifflement et Camille l’entendit murmurer :

— Une marchombre !

Elle s’approcha.

L’intérieur de la veste de cuir était cousu d’une multitude de poches, chacune occupée par un objet précis, couteau, crochet, dard et autres pointes.

Une vilaine plaie barrait l’abdomen d’Ellana.

Camille saisit le bras de Bjorn.

— Elle… ?

Le chevalier eut un sourire qu’il voulait rassurant.

— Je pense qu’elle peut s’en sortir. Sa blessure saigne abondamment, mais elle n’a pas l’air trop profonde.

Voyant que Camille ne se sentait pas bien, il la prit par les épaules pour l’attirer plus loin.

— Qui était cet homme ? l’interrogea-t-elle d’une voix tremblante en désignant la forme sans vie étendue sur le sol.

Le chevalier fit une grimace.

— Un mercenaire du Chaos.

— Comment nous a-t-il retrouvés ?

— Je ne suis pas un spécialiste comme Edwin Til’ Illan, mais je vois là une intervention des Ts’liches. Ces foutus lézards ont dû le transporter ici, à moins qu’il n’ait été l’un de ces mercenaires capables d’effectuer le pas sur le côté. J’ai entendu dire qu’il y avait d’excellents dessinateurs parmi eux…

Il était devenu inconcevable de dormir là.

Il fallut creuser une tombe pour Hans, tâche que Maniel voulut accomplir seul. Lorsque le soldat fut enterré, maître Duom prononça quelques phrases sur sa sépulture et chacun se recueillit en silence.

Puis Edwin et Bjorn chargèrent Ellana, toujours inconsciente, sur le chariot. Ils attachèrent son cheval et celui de Hans à l’arrière.

La troupe reprit lentement sa route, le cœur serré.

— Avons-nous une chance d’arriver à Al-Jeit ? demanda Camille d’une voix lasse.

Edwin lui jeta un regard farouche.

— Sur ce que j’ai de plus cher au monde, Ewilan, je te jure que nous y arriverons.

D'un monde à l'autre
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